Le thème du « Collectif dans l’organisation du travail » méritait bien un colloque. En effet, le collectif est, sans doute, un des éléments essentiels de l’intérêt du travail. Mais il peut faire peur parce que, selon le vieil adage, l’union fait la force. Atomiser ce collectif, individualiser les salariés et les mettre en concurrence font partie des tendances classiques du management moderne.
Lors de la table ronde organisée le 7 octobre 2016 par FOCom au siège de la Confédération Force Ouvrière, le débat ne pouvait qu’être particulièrement nourri à l’heure où la Direction du Groupe Orange vient de lancer un nouveau contrat social dont l’une des priorités est de considérer que chaque salarié est « unique ». La présence du PDG Stéphane Richard et du Directeur des Ressources Humaines Jérôme Barré, qui ont volontiers joué le jeu, n’en a rendu la discussion que plus piquante. Ils ont tour à tour expliqué avoir pour objectif de préserver « l’humain » à l’heure où la digitalisation « est partout », porteuse de beaucoup de progrès mais aussi de beaucoup de « dérives ».
Stéphane Richard a invoqué la volonté d’« apporter une forme d’attention à chaque salarié qui est une personne, un humain, avec son histoire et sa vie, et il est capital que l’entreprise le reconnaisse comme un individu différent des autres, c’est vrai pour la formation, pour le parcours professionnel… ». Le DRH a insisté sur la volonté de l’entreprise de « poser un cadre stable face aux transformations, aux évolutions » car, là encore, « la finalité, c’est l’humain, on veut le mettre au centre, en s’appuyant sur une valeur très forte pour nous : la bienveillance ».
FOCom en a pris acte mais a renouvelé sa volonté que la reconnaissance des qualifications et des compétences actuellement en négociation ne soit pas l’occasion d’accentuer les inégalités de traitement. De même, nous avons souligné l’importance de la dimension collective des salaires, rappelant que lors des négociations salariales annuelles (NAO), nous demandons des augmentations « collectives » pour les cadres comme pour les non cadres. La rémunération comprend, en effet déjà, suffisamment d’éléments variables au travers des Primes Variables Managériales et des Primes Variables Commerciales.
Dans un monde où tout va très vite, où tous les changements se font dans l’urgence, où l’on doit faire face à la baisse des coûts, à la concurrence, aux contraintes du marché, aux évolutions techniques, les droits collectifs doivent rester le socle sur lequel s’appuient les relations sociales au sein de l’entreprise.
Nos droits collectifs sont garantis par le Code du travail, le statut, les conventions collectives, les accords, en association avec le principe de la hiérarchie des normes qu’il va nous falloir défendre — ou plutôt regagner — après la Loi Travail. Comme l’a rappelé Pascal Pavageau, quel plus bel exemple d’un droit collectif dont nous bénéficions tous individuellement que la Sécurité sociale ? Chacun la finance selon ses moyens et en bénéficie selon ses besoins.
Le concept de « salarié unique » ne doit pas signifier la segmentation de ces droits. Or, chez les dirigeants, la tentation est grande de justifier un traitement différencié de leurs salariés, sous prétexte de prétendues différences générationnelles. Ainsi, on a vu la parution chez Orange d’un livre blanc RH qui intimait à ceux-ci de se préparer à adapter les droits aux prétendues aspirations de la génération Y. Les jeunes nés avec l’informatique seraient nativement flexibles, infidèles à l’entreprise, peu attachés à la rémunération, pas regardants sur les horaires, décomplexés par rapport à leur hiérarchie… Ce qui, en définitive, signifie que, ballottés de stages en CDD, ils seraient consentants à leur propre surexploitation. Il fallait y penser !
L’individualisation et la mise en concurrence des salariés entre eux peuvent aussi avoir des conséquences négatives sur la qualité du travail, ce qu’a mis en évidence Jean-Claude Delgenes, Directeur général du cabinet Technologia.
Et Danièle Linhart, sociologue et professeure émérite au CNRS, a rappelé que l’individualisation de la relation de travail remonte en réalité à l’après-68, quand le patronat français a été forcé de se poser la question de l’organisation du travail : « chaque salarié doit s’appliquer à lui-même l’organisation taylorienne d’économie des temps et des méthodes… et doit faire le meilleur usage de lui-même pour remplir les critères de rentabilité ».À propos de « l’humanisation » de la relation de travail, la sociologue estime que, sur leur lieu de travail, « les salariés ont avant tout besoin d’être reconnus comme des professionnels », expliquant en substance qu’ils n’ont pas besoin de leur employeur pour régler les problèmes de leur vie privée et lançant avec humour à l’intention du DRH : « Vous n’êtes pas leur papa ! »