Pour la majorité des entreprises, l’immobilier représente le 2e poste de dépenses, après les salaires. Selon l’Association des directeurs et des responsables de services généraux, le coût annuel d’un poste de travail dans les entreprises françaises serait estimé, en moyenne, tous locaux confondus, à plus de 17 000 € le m2. C’est un poste stratégique qui est devenu déterminant dans la politique d’une entreprise.
Dans la première décennie des années 2000, alors que France Télécom était à la recherche de liquidités dans le cadre de son programme de désendettement, la vente de ses murs a représenté une manne financière bien pratique. Mais aujourd’hui, la stratégie immobilière de la direction d’Orange n’est plus exclusivement une question financière. Ses critères en la matière sont multiples : rationalisation des coûts, externalisation, implantation dans des pôles de compétitivité mais aussi optimisation des espaces de travail.
Les nouveaux espaces de travail
L’espace constitue un des enjeux majeurs de l’organisation du travail et de la production. Il s’apparente à un instrument utilisé par les directions d’entreprise pour structurer et contrôler le travail, mais également à un vecteur de communication externe. Aujourd’hui, en dépit de l’accélération et de la massification de la digitalisation, le bâtiment et ses aménagements intérieurs restent encore un enjeu symbolique fort.
La question des choix en matière d’espace prend depuis le début de la deuxième décennie des années 2000 une tournure nouvelle au sein d’Orange en s’inscrivant dans des politiques de réorganisation et de réduction des coûts. L’espace est plus que jamais une composante stratégique de la Direction du Groupe cherchant à optimiser l’emprise spatiale et à reconfigurer les environnements de travail à différentes « échelles » : poste de travail, aménagement d’un « plateau » ou d’un bâtiment, voire déménagement, avec de nouveaux choix de localisation et d’inscription dans les territoires.
Les opérations immobilières récentes (Orange Garden à Châtillon, les 2 Lions à Tours…) ou en cours (Bridge à Issy-Les-Moulineaux, Cœur Défense, Lyon 2020, New Villejuif, Lille 2020, Cesson Sévigné dans le bassin rennais, New Nantes) montrent que la Direction d’Orange s’est lancée dans un vaste programme de transformation des espaces et des modes de travail. Pour FOCom, cette orientation a plusieurs causes et va trouver une traduction spatiale dans des principes d’aménagement nouveaux.
Le changement des espaces de travail est pensé en lien avec la stratégie de l’entreprise. Les locaux et la façon de travailler seront aménagés de sorte que l’espace de travail vienne en support à cette stratégie. La localisation géographique de l’entreprise traduit une logique de spécialisation territoriale. C’est le cas de la ville d’Issy-Les-Moulineaux où se constituent à la fois un pôle technologique et économique et un quartier d’affaires aux portes de Paris, et c’est là où la direction d’Orange a décidé d’installer son nouveau siège à partir de 2020.
Des enjeux d’organisation du travail
L’organisation des espaces de travail peut aussi évoluer non pas pour refléter des changements stratégiques mais pour accompagner des évolutions organisationnelles permettant, selon la Direction d’Orange, plus de praticité, plus de transversalité, plus de communication, plus de disponibilité et plus de réactivité dans l’entreprise… L’un des principaux arguments que nous trouvons dans les discours de la direction d’Orange est celui d’une transformation qui sert le décloisonnement de l’organisation. La structuration des espaces est pensée pour faciliter les échanges entre équipes, départements, ou fonctions. Partant d’un constat que l’entreprise d’hier est trop cloisonnée, la Direction d’Orange cherche à maximiser les échanges entre diverses entités de l’entreprise. Cette tendance s’accompagne de beaucoup de mots comme « être agile », « management de projets », « décloisonner des fonctions », « faire sauter les silos »… Il apparaît ici que les choix d’aménagement, s’ils répondent en partie à des impératifs économiques, se voient dans le même temps investis de projets managériaux.
Les nouveaux principes d’aménagement
L’aménagement de l’espace et les équipements mis à disposition des salariés sont donc pensés pour une utilisation optimale. Les indicateurs de taux d’occupation, corrélés à des dispositifs de réservation de plus en plus précis, font ainsi leur entrée dans le mode de gestion des lieux. Share-office, hoteling, just-in-time sont autant de termes dont la modernité ne doit pas cacher le souci d’optimisation des surfaces utilisées. Pour la direction d’Orange, il faut briser le lien entre l’individu et le poste de travail, il faut repenser le bureau en termes de ressources partagées plutôt que de ressources individuelles.
- Le principe du flex-office, du non-territorial office, du « libre-service » (les termes sont multiples) est une version mobilière et immobilière de la gestion en flux tendu. La Direction d’Orange cherche aujourd’hui à banaliser ce modèle du « libre-service » sous des formes variées, adaptées aux exigences des différents secteurs de l’entreprise. La location passagère de lieux partagés, le « co-working », prolonge le principe de flex-office. Un modèle qui ne supprime certes pas la coexistence de formes d’aménagements plus traditionnels, la tendance actuelle étant plutôt à une typologie de bureaux plus large que par le passé.
Mais le principe d’une mise à disposition souple et adaptée, et surtout continue, de bureaux et d’équipements oriente la pratique des aménageurs. D’abord parce qu’il entre en résonance avec les exigences de la direction sur l’engagement de chaque salarié dans l’activité fondées sur les notions d’autonomie et d’initiative et qu’il est soutenu par un discours managérial qui se veut séduisant et dont un des motifs récurrents est la promotion de la liberté individuelle au regard des contraintes traditionnelles du travail.
Ensuite, parce que les lieux de co-working, comme les « tiers-lieux », les « bureaux de proximité », les « centres d’affaires », bien que relevant de logiques d’usage différentes, sont autant de solutions d’externalisation permanente ou transitoire des activités et du personnel selon les besoins du moment, dans une perspective de gestion au plus juste.
- La flexibilité des aménagements est aussi revendiquée par la Direction d’Orange au motif qu’elle prétend vouloir réduire l’importance donnée à la hiérarchie, à l’autorité, afin d’encourager l’initiative et le développement individuel. À la rigidité de l’entreprise traditionnelle doit se substituer, selon elle, une organisation souple, en réseaux, flexible, pour des équipes semi-autonomes, dégagée du poids de la hiérarchie intermédiaire.
Pour donner une grande ampleur à ce principe de flexibilité, la direction veut l’appliquer non plus seulement aux aménagements mais à leur usage par les salariés. Ce ne sont plus seulement les lieux qui sont réaménagés selon les besoins du moment, mais les salariés eux-mêmes qui circulent dans des espaces offrant des services spécifiques. Ces perspectives s’accordent tout à fait avec le discours du management « collaboratif » lorsqu’il insiste sur la séparation prétendument « mutilante » entre vie professionnelle et vie personnelle. La distinction entre vie et travail étant de fait remise en cause. L’expression de cette alliance entre vie personnelle et travail trouve sa meilleure expression dans la valorisation de la « communauté d’utilisateurs » dont le lieu de travail devient un « lieu de vie » et devient un facteur de « dynamisation ».
La politique immobilière de la Direction d’Orange vise à faciliter le déploiement de nouvelles formes d’organisation. Cet objectif est aujourd’hui d’autant plus crucial pour la Direction que les formes d’organisation du travail évoluent sur des horizons très courts. C’est le règne des structures matricielles et de l’organisation éphémère par projets où travaillent ensemble des spécialités différentes sur un même produit. Elle cherche donc des espaces de travail capables d’évoluer avec l’entreprise. C’est pourquoi elle traite l’espace comme une source réelle de valeur ajoutée pour l’entreprise et non plus uniquement comme un poste de coûts.
Chez Orange, l’open-space ne disparaît pas, il se « renouvelle » !
Il y a plus de 12 ans, la Direction de France Télécom choisissait le modèle de l’open-space aussi bien pour des raisons stratégiques que pour réduire ses dépenses immobilières. La première grande expérience en la matière fut menée sur le site d’Arcueil (Orange Village) en regroupant près de 3 000 salariés sur des immenses plateaux ouverts, desservis par de longs couloirs d’une centaine de mètres et où l’uniformisation des espaces de travail, la répétitivité et la standardisation des mobiliers donnaient le vertige. Ces espaces ouverts étaient censés faciliter les coopérations et communications entre salariés pour une meilleure performance. Mais les CHSCT ont démontré que cette nouvelle organisation avait contribué plutôt à une démolition des collectifs de travail et à l’isolement des salariés. Plusieurs expertises conduites à la demande des CHSCT ont pointé toutes les nuisances des aménagements des espaces de travail à Orange Village et les répercussions sur la santé physique et mentale des salariés. Bref, sous couvert d’aménagement de l’espace de travail, l’open-space « première génération » a créé de nouveaux moyens de pression sur les salariés et détérioré gravement leurs conditions de travail.
Après la crise sociale de 2009, la Direction de l’entreprise a cherché à mettre en place une nouvelle façon de travailler qui nécessitait une nouvelle organisation des espaces de travail et de nouveaux aménagements. Place aux open-space « new-look » ! Car chez Orange, l’open-space ne disparaît pas, il se renouvelle.
L’open-space nouvelle génération, le « multi space », est désormais pensé pour générer plus d’interactions entre les collaborateurs. Concrètement, les postes de travail sont regroupés en îlots. Des espaces dits « de travail » sont cependant intégrés aux bâtiments afin de minimiser les inconvénients de l’open-space : différentes salles de réunion sont proposées et, pour s’isoler, des boxes individuels et des cabines téléphoniques avec isolation phonique sont installés.
Par ailleurs, des espaces hors bureaux dédiés à la détente, à la restauration ou à la pratique du sport sont maintenant intégrés aux espaces de travail repensés. L’idée qui préside à ces aménagements est qu’une reconnaissance de ces activités et des temps associés non directement productifs est une manière pour la direction de l’entreprise de « reconnaître la condition humaine » de ses collaborateurs (en espérant en contrepartie que cela se traduise par une productivité accrue…).
Enfin, de multiples services de conciergerie (du pressing, retouches, repassage, en passant par l’entretien de véhicules, jusqu’au massage bien-être…) font leur apparition. Tout est fait pour qu’ils se sentent au travail comme chez eux, voire qu’ils s’y sentent chez eux. C’est l’idée du logement qui ressemble à un bureau et le bureau à un logement, mais avec au final une plus grande emprise sur les salariés incités à rester le plus longtemps possible sur leur lieu de travail. Se sentir bien pour produire plus. Élémentaire, mon cher Watson !
Que devient, dans ces conditions, la séparation vie publique/vie privée ?
La question de se sentir chez soi au travail, ou au travail chez soi, marque un déplacement très important dans la conception contemporaine du travail. Ce qu’il y a au fond de cette stratégie d’organisation des espaces de travail, c’est de chercher à convaincre que le travail est le lieu de l’accomplissement de soi, de la réalisation personnelle, que la séparation vie publique/vie privée n’est pas réelle, que c’est ici et maintenant, au travail, que se trouve l’opportunité de s’accomplir, et non pas à l’extérieur, que si l’on veut s’accomplir, ce sera en travaillant partout et toujours.
La Direction d’Orange espère créer une réelle fascination pour le fun, le cool apparent de ces espaces de travail formatés comme ceux d’une start-up et où les salariés pourront travailler jour et nuit avec le sourire en ayant l’illusion de maîtriser les décisions et d’être autonomes ! Autrement dit, l’aménagement de l’espace de travail reconsidéré est pensé pour renforcer la culture d’entreprise, le lien « identitaire », la « communauté » et l’engagement des salariés. Des mots qui évoquent plus une secte qu’une entreprise…
Bridge, un pont vers quoi ?
La Direction Orange Île-de-France envisage de regrouper l’ensemble des équipes opérationnelles parisiennes rattachées à la Direction Entreprise France sur le futur site du siège social du Groupe à Issy-les-Moulineaux, le projet Bridge. Les effectifs concernés sont rattachés aux Agences Entreprise Défense-Ouest-Francilien et Paris, le Centre Service aux Entreprises et les Directions des Marchés Pro et PME, soit un total de 1 321 personnes, actuellement dispersés sur 6 sites de Paris. Pour justifier ce choix, la Direction a annoncé vouloir casser les silos et faire fonctionner ensemble les équipes, en mettant en œuvre de nouvelles formes d’organisation du travail et de nouveaux modes managériaux basés sur des équipes plus autonomes, apprenantes et digitales dans des « espaces partagés optimisés ». L’objectif étant de diminuer les coûts immobiliers de 3 millions d’euros annuels et les coûts de production, et de développer de nouveaux relais de croissance en complément des activités historiques. Selon les premières analyses de l’impact de ce déménagement sur les temps et conditions de transport des salariés, 70 % de ces effectifs subiraient un allongement de leur temps de trajet, 30 % verraient leur temps de transport augmenter de plus de 20 minutes. Le quart des personnels qui supportent déjà plus d’une heure de trajet verraient ce délai s’accroître. FOCom dénonce le cumul des peines que devront endurer les salariés, l’accroissement des temps de trajets s’ajoutant aux méfaits des espaces ouverts sur les conditions de travail et la santé des personnels.
Le flex office, le desk sharing ou « Bienvenue chez les SBF » (sans bureau fixe)
Le flex office, appelé encore desk sharing ou bureau lib, constitue une modalité particulière d’aménagement de l’espace où les postes de travail ne sont pas attitrés et souvent moins nombreux que les salariés. Si techniquement rien ne le relie à l’open-space – on pourrait imaginer des flex offices avec bureaux fermés par exemple – en pratique, flex office et open-space sont systématiquement combinés : il s’agit alors d’open-spaces où les postes ne sont pas attribués. En format « îlots » le flex office identifie des espaces collectifs par équipe, groupe projet, etc. où chaque membre peut s’installer où il le souhaite dans l’espace de l’îlot. De façon plus radicale, certaines entreprises sont passées en flex office total pour certains départements. Dans ce cadre, la Direction distribue aux salariés un poste en fonction des disponibilités au moment où ils arrivent dans les locaux.
Le flex office est à la fois une manière d’organiser l’espace, de structurer les activités, mais aussi de gérer un parc immobilier. Il permet de gagner des mètres carrés : si les postes de travail sont occupés en moyenne 40, 50 ou 60 % du temps, alors leur mutualisation permet de gagner un nombre important de mètres carrés. L’enjeu est alors à la fois d’assurer une disponibilité d’espace lors des pics d’occupation et de convertir des espaces de bureaux en espaces attribués à d’autres fonctions (salle de réunion, cuisine, salle de sport, etc.).
Le flex office concrétise via l’occupation des postes de travail une idéologie forte autour des thématiques du changement, de la dynamique, du refus de l’immobilisme. Il rend tangible la flexibilité.
Désormais, chez Orange, le flex office est systématiquement à l’étude dans les projets d’aménagement des espaces de travail. Mais la démarche n’est pas dépourvue d’embûches. La Direction devra surmonter les réticences des salariés réfractaires à l’idée de perdre leur bureau personnel. Il lui faudra également ménager les repères sociaux. En clair, faire en sorte que les salariés conservent un port d’attache au sein de leur service de rattachement. Si un salarié ne peut plus s’asseoir régulièrement auprès des mêmes collègues de son collectif de travail, il ne peut plus nouer de relations et il risque rapidement de basculer dans l’anonymat. Dans ces conditions, il préférera ne plus venir et privilégier le télétravail. Le collectif, la communication, les échanges entre collègues, l’organisation, le fonctionnement du service… tout est touché, sans oublier l’isolement du salarié et les risques psychosociaux que cela va occasionner.
Chez Orange, l’open-space même pour le « big boss » !
Lorsqu’on évoque un PDG, ce qui nous vient à l’esprit c’est généralement l’image d’un bureau d’angle prestigieux, à l’écart, assez grand pour y faire du cerf-volant ou jouer au minigolf… Devenu adepte de la modestie, de l’accessibilité et promoteur de l’égalité pour tous, le président d’Orange a décidé de rompre avec cette image du management en annonçant que dans le futur site du siège du groupe (Bridge à Issy-Les-Moulineaux) il travaillerait au vu et au su de tous en mettant l’accent sur la disponibilité, la transparence et l’abolition des hiérarchies physiques. Le président veut s’offrir une image de boîte décontractée en déclinant l’esthétique start-up, montrer et faire croire qu’il sera bientôt logé à la même enseigne que les salariés. Vraiment ?
On le voit mal tenir en open-space, où l’on entend tout, des conversations assez confidentielles avec ses proches collaborateurs pour parler plans stratégiques, cessions-acquisitions, fermetures de sites, suppressions d’emplois…, avec ses conseillers financiers, ses administrateurs, ses actionnaires, ses avocats… On le voit mal tenir des réunions dans des aquariums où n’importe qui pourrait voir qui se joindrait à lui et pour combien de temps. Et on l‘imagine encore moins travailler dans un espace dont la surface est très inférieure aux normes AFNOR comme c’est malheureusement le cas pour une majorité de salariés d’Orange (Le ratio global d’utilisation de surface dans les open-space d’Orange est inférieur à 8 m² par personne, là où l’INRS recommande plus de 12 m² par personne !).
À FOCom, nous attendons d’Orange qu’elle ne sacrifie pas le confort et la santé de ses salariés pour optimiser les espaces de travail et réduire les coûts immobiliers. Toutes les études prouvent que les open-space et les desk sharing dégradent les conditions de travail, altèrent la concentration et augmentent certaines pathologies. L’humain doit systématiquement primer, l’entreprise doit avant tout garantir à chaque salarié un cadre de travail correct.